JEANNE VICERIAL

JEANNE VICERIAL, couturière des corps, s’installe au musée Soulages jusqu'au 3 novembre 2024

« Je travaille comme une chirurgienne »

À l’occasion des 10 ans du musée Soulages et en écho à la Contemporaine de Nîmes, l’artiste-couturière, chercheuse et designeuse Jeanne Vicerial propose ses « tricotissages » féminins. En dialogue avec les Outrenoirs de Soulages, où la lumière interagit avec le monochrome noir, ses Sex Voto, Vénus ouverte et Présence placent l’individu au cœur même de la création en faisant du tissage musculaire humain le modèle de sa conception textile.

Vous avez inventé la méthode du « tricotissage », pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

J’ai mis en place la technique du « tricotissage » en 2014 quand j’étais étudiante en mode. Pour moi, il y avait un problème dans l’histoire du vêtement : on avait délaissé le sur-mesure et c’était à nous de modifier notre corps pour entrer dans les tailles imposées par l’industrie textile, à savoir S, M et L. Le chirurgien est donc devenu en quelque sorte le tailleur 2.0 : on modifie notre corps pour correspondre à cette image.

En parallèle, être designer dans un monde où l’industrie textile est la plus polluante au monde me posait des questions. J’ai voulu remettre l’individu, qu’on appelle aujourd’hui « consommateur », au début de la chaîne de création. Aujourd’hui, on est présent seulement au moment de l’achat, et notamment sur internet, ce qui entraîne une dématérialisation du corps. En commençant à étudier le corps humain pour imaginer des vêtements, je suis tombée sur la fibre musculaire qui est déjà un vêtement sur-mesure. Je suis donc venue à tisser des muscles pour ma première collection de vêtements. Une technique est née, le « tricotissage », qui reprend le tissage humain comme modèle de conception textile. C’est une technique très difficile à réaliser c’est pourquoi j’ai fait une thèse de doctorat avec le département de mécatronique de l’Ecole des Mines pour créer une machine qui puisse m’aider à fabriquer ces pièces.

Votre Vénus ouverte #4 (Gisante) est installée au milieu d’une salle où sont accrochés des Outrenoirs de Pierre Soulages.

Cette pièce est réalisée à partir de toutes mes techniques textiles liées au fil et à la corde. C’est comme si je dessinais en trois dimensions avec des fils aussi fins qu’un cheveu. Ici tout ce qui est lié au muscle est « tricotissé », comme à l’intérieur de la cage thoracique. J’utilise aussi des techniques de corde de macramé. Seules les techniques de la machine à coudre et du tissu ne sont pas utilisées.

En général je travaille mes pièces de façon allongée. Je travaille comme une chirurgienne : je me suis beaucoup intéressée au tissu musculaire, aux représentations des dissections des corps féminins ouverts. On appelle ça des « Vénus ouvertes ». On peut trouver ça par exemple dans le travail de Clemente Susini en Italie. Les « Vénus ouvertes » sont représentées en cire et sont des objets d’études anatomiques pour les médecins. Or, quand il s’agit d’un modèle anatomique masculin on sait toujours qui a posé mais pour ce qui est du modèle féminin, on ne sait pas, c’est pourquoi elles portent ce nom. Souvent elles sont allongées et en état d’extase et de jouissance comme si elles venaient de faire l’amour. C’est donc assez dérangeant : c’est une façon de sexualiser un corps mort et féminin. Et, à chaque fois, à l’intérieur il y a comme un petit fœtus, donc c’est toujours lié à la procréation et au ventre des femmes

Ici, cette Vénus est intérieurement remplie de roses séchées, ce qui symbolise le fait que nos ventres sont nos propres jardins et non des champs de bataille, sujets à discussion d’autres individus que nous-mêmes.

Une pièce comme celle-ci représente 2000 heures de travail : je laisse la matière guider la forme, je n’ai jamais de dessin préparatoire. La lumière va interagir avec le monochrome noir qui va guider la réalisation. Le travail de Pierre Soulages a donc été pour moi plus qu’une inspiration. Il y a beaucoup de résonances entre la méthode de travail de Pierre Soulages et la mienne puisqu’il créait ses propres outils et que je développe aussi les miens.

Pouvez-vous nous parler de votre œuvre Présence 3 (Totem), installée aux côtés de votre Gisante ?

C’est une Présence. Ce sont toutes des Présences mais elle fait partie d’un même peuple que j’appelle les « Armors », qui veut dire armure en anglais. En français il y a une jolie sonorité entre « amour » et « armure ». Il s’agit dont de représenter à la fois la force et la fragilité : elles ne sont faites que de fils et si je les touche je vais les décoiffer donc je vais les abîmer. Elles questionnent le consentement et, en même temps, si je glisse ma main à l’intérieur je vais atteindre leurs cœurs. Il s’agit aussi de revoir l’histoire de la mythologie : elles sont des sortes de Gorgone qui remettent leurs têtes sur leurs troncs et qui marchent fièrement vers un avenir. Elles ne vont pas faire la guerre mais sont armées pour affronter la vie.

Pensez-vous que les tissus les protègent ?

J’aime bien le principe du ruban de Moebius, de la bouteille de Klein : on ne sait jamais si on est à l’intérieur ou à l’extérieur. Parfois on peut avoir l’impression que ce sont des radiographies portatives. C’est aussi une façon de sublimer ce qu’on peut trouver « moche » : les entrailles qui font corps avec nous. Quand on s’intéresse au corps on ne peut pas ne pas s’intéresser à sa disparition et à notre rapport aux anciens et à nos ancêtres. J’ai été assez choqué de notre rapport avec les personnes plus âgées au moment du Covid, et c’est à ce moment-là que ces pièces sont arrivées. A partir de là il y a eu aussi cette réflexion sur l’univers du gisant.

Toujours dans cette idée du ruban de Moebius, on ne sait jamais où les pièces ont commencé, pourtant elles ont toujours une antenne. C’est un peu comme nous, le cordon ombilical, il y a quand même un début et une fin mais on n’arrive jamais à savoir où. De la même façon on ne sait pas si elles viennent du futur ou du passé, ni à quel moment elles vont partir ou arriver.

Interview produite lors du week-end anniversaire des 10 ans du musée Soulages :

vidéo disponible sur notre compte Instagram : https://www.instagram.com/p/C8U_0HzqHrV/

Individuel adulte :
de 8€ à 12€ à la journée
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